Considérations liminaires au lancement de l’université buissonnière

Ce que « buissonnière » veut dire

L’université buissonnière est hors les murs. Non pour fuir tous les murs, mais pour se dégager des murs destinés au savoir, ceux que lui réserve l’institution. Hors les murs, l’université buissonnière est donc hors le cadre de l’institution, non pour la narguer, mais pour donner à voir autre chose. Elle tient à mettre en évidence un autre visage du savoir. Et notamment celui de l’affranchissement des lieux disciplinaires exclusifs où le savoir aurait vocation à se manifester.

L’image du buisson suppose quelque chose d’ensauvagé, de farouche et secret à la fois, propre à s’exempter de l’autorité : quelque chose proche de la clandestinité. Le buisson n’a pas l’ampleur de la forêt, il n’en a pas la visibilité. Il est de taille modeste, à hauteur d’homme. Il est mineur, en retrait des parcours obligés, et cependant n’en suggère pas moins une activité à la puissance insoupçonnée : quelque chose à la fois de frondeur, de non domestiqué, de recueilli, de recelé dans son ombre et dont nul ne peut prévoir le devenir. Il est une figure inverse de l’enfermement, du fait du caractère aléatoire ou momentané de l’occupation de son discret espace.

Ce qui s’y passe se prémunit du disciplinaire par ce caractère à la fois furtif et subversif l’arrachant à un réel contraint : par ce qui peut, tout autant qu’occupation, s’appeler installation, accaparement, appropriation, localisation, installation, implantation… Le « buissonnier » se prémunit du disciplinaire également en s’affirmant avant tout en vertu de ce qu’il n’est pas (l’institution, l’autorité, le pouvoir, la force de l’ordre, etc.). Il se définit donc d’abord en creux, en tant qu’il est dédisciplinarisé (selon le mot de Foucault), c’est-à-dire sorti des cadres ou des lieux disciplinaires. Un lieu disciplinaire étant un lieu fixe et figé (fixe en ce qu’il est toujours le même, et figé en ce qu’il adopte invariablement le même fonctionnement), qui établit par le fait un pur rapport de pouvoir, dédisciplinariser consistera donc à sortir du milieu au sein duquel le rapport de pouvoir est moteur et motif, pour établir un rapport de savoir, qui est un rapport de réciprocité.

L’université buissonnière construit l’université buissonnière

L’université buissonnière crée les conditions pour qu’advienne quelque chose, sans que ce quelque chose soit précisément anticipé, sauf sous l’aspect de son intitulé. Car ce qui est créé est non pas un objet mais une disposition, une tendance ou, pour le dire ainsi, un potentiel d’apprentissage ou de connaissance. Il s’agit d’une situation évolutive.

Il entre dans ce processus une part d’utopie, assumée, mais une utopie en actes, une utopie à l’œuvre, une utopie qui est son propre moyen. Car ce qui compte, c’est ce qui se fait, non ce qu’il faudrait, par hypothèse, atteindre. Il n’y a d’intérêt que dans ce qui se passe réellement. L’université buissonnière bannit les vœux pieux, et s’attache à ce qui est non seulement possible mais en cours de réalisation : elle s’ouvre à ce qui est déjà en train de se faire, et se construit au gré de cette dynamique.

Le principe est alors de se détourner de ce qui a rapport au projet, autrement dit de ne pas inclure d’objectifs (sauf à considérer cette absence d’objectifs comme un objectif ironique). L’université buissonnière ne court pas après des objectifs, à plus forte raison des objectifs de rentabilité. Ce qui advient n’advient que par son entremise, et non à son profit. De sorte que si l’université buissonnière n’est pas une entreprise, elle peut être considérée comme une entremise. Avec l’université buissonnière, il s’agit d’entremettre, c’est-à-dire de mettre en relation, d’associer, d’arranger, d’agencer, donc de créer des rencontres et des interactions, c’est-à-dire de faire figurer en son centre la question sociale et politique : entremettre exclut de s’orienter vers des objectifs à réaliser, pour privilégier la question du lien.

C’est ce qui fait que l’université buissonnière ne se veut donc pas d’emblée comme un lieu ni un moment, mais comme une situation, un contexte, une circonstance qui permet quelque chose de l’ordre de la rencontre. La rencontre avec des gens hors des circuits de la promotion, la rencontre entre des personnes qui n’étaient pas préparées à se retrouver. Une part est laissée au fortuit, qui fait de l’université buissonnière une université du contact, de la confluence et de l’événement.

Un devenir, à l’opposé du projet entrepreneurial

Puisque l’université buissonnière ne se détermine pas en fonction d’objectifs, elle ne vise pas la réalisation d’un projet défini en amont. Elle se dessine à l’échelle d’un devenir, et établit des perspectives ou des horizons plutôt que des buts (à l’instar d’un voyage en terre inconnue, par exemple). L’université buissonnière part d’un principe plutôt qu’elle ne veut remplir un programme (et donc par là consentir en son commencement à l’idée d’une dette morale). Ce principe est, crucialement, celui de la non-pertinence du projet entrepreneurial à l’échelle du savoir et du devenir collectif, c’est-à-dire de la vie en général : la vie n’est pas un projet, le « vivre ensemble » est un fait.

L’université buissonnière s’organise à la façon d’un service public, c’est-à-dire procédant d’une souveraineté de ses membres ou ses usagers : là où les moyens sont proportionnels au besoin puisque ce sont les besoins qui définissent ces moyens. De sorte que l’université buissonnière, comme un service public, n’a pas à être rentable : c’est au sein de ce type de rapport, qui s’exonère des questions de concurrence ou des questions de profit, que l’université buissonnière trouve un devenir (au sein d’une économie du don).

L’université buissonnière est donc, par définition, un espace ou une structure autogérée. Ceux qui la font sont ceux qui l’animent et la fréquentent, ceux à qui elle s’adresse. Même s’il faut un minimum de gestion, la question de l’argent doit rester lointaine. Faire sans argent est un idéal consistant à évoluer non pas sans aucun argent, mais sans que l’argent compte.

Tout tendant, dans l’évolution du monde actuelle, à devenir entrepreneurial ou marchand, l’université buissonnière prend le contrepied en s’émancipant des impératifs de rentabilité, en affirmant une volonté clairement politique d’un privilège accordé au temps libre, en affirmant la prédilection pour le savoir, non par caprice ou par choix, mais parce que le savoir est vital à ce qu’est chacun. Il s’agit dès lors de reprendre l’idée d’un tiers temps, celui d’un nécessaire détour par un savoir non asservi aux besoins de l’entreprise et dégagé des obligations de rentabilité : là où la nécessité s’impose de faire en dehors des contextes attendus, à rebours d’un enseignement policé, concurrentiel, administré.

Ne pas être à sa place

Il ne saurait s’agir, pour l’université buissonnière, de se trouver une place et de s’y tenir. Au contraire, elle procède de la nécessité de ne pas y être, ou de ne pas en concevoir de bonne et d’aller même jusqu’à penser qu’il n’en existe pas du tout. Il ne saurait s’agir de recréer un lieu dédié, autrement dit de construire un nouveau bâtiment pour elle. L’université buissonnière n’en a de toute façon pas les moyens et ne les trouverait pas sans compromission. C’est pourquoi elle est appelée à voyager, à s’émanciper de tout lieu figé, et donc à se concevoir en tant que portée au nomadisme.

Il n’y a pas, pour l’université buissonnière, de volonté de grossir a priori, c’est-à-dire pas de projet de développement. Si développement il y a, c’est celui des idées, pas de la structure. Il est bien plutôt question de s’inscrire dans un processus de croissance réfléchie sans monnayer son désir d’indépendance et toute évolution est subordonnée à une exigence de souveraineté. L’autogestion consacre l’ambition de ne rien devoir à quelque autorité reconnue que ce soit.

Le devenir de l’université buissonnière, s’il est d’abord celui né de sa dynamique à elle, est dirigé vers la façon de penser une autre université. Ou de trouver un nouveau sens au mot « université », et de la dire «buissonnière » en ce qu’elle s’inscrit à la fois dans un environnement foisonnant, c’est-à-dire incertain, et une histoire locale. Elle entretient un certain rapport avec l’idée de « maquis », quand prendre le maquis aura d’abord signifié échapper à l’ordre, à un milieu, à sa condition, et faire le pari risqué de l’affranchissement, donc de la liberté.

Réseau

La raison d’être de l’université buissonnière est d’ouvrir des échanges à partir d’une série de questionnements qui obligent à sortir des sentiers battus : il ne s’agit pas seulement d’établir un constat des maux de l’ordre économique qui gouvernent nos aspirations, mais de sortir du syndrôme de l’impuissance si souvent déplorée, afin d’agir par le biais d’une pensée dégagée des obligations de maximisation. Ainsi, au-delà des constats déjà établis, l’université buissonnière propose de construire d’autres manières de penser le monde tel qu’il existe afin de le constituer en un savoir différent. L’université buissonnière ne promet pas de construire une sympathique utopie ni même de rendre compte des perspectives que celle-ci offrirait. Au contraire, elle compte produire des savoirs ancrés ici et maintenant pour, à son échelle, donner des moyens de réfléchir et agir en regard à ce qu’il advient des sociétés humaines : elle participe d’une démarche fondamentalement critique.

L’université buissonnière s’inscrit dans un réseau de pensées, de productions de travaux cherchant à inventer les solutions, même transitoires, en vue d’une sortie de la logique du spectacle et de la gestion comptable des existences. Le but n’est pas de donner des solutions, mais de donner les moyens de les penser, de permettre à quiconque de les trouver par lui-même. Elle procède de la constitution d’un collectif et de sa mise en rapport avec d’autres collectifs, en France ou à l’étranger. Parce qu’elle ne peut donc se concevoir sans la nécessité d’une diffusion continue de son activité, sa mise en réseau touche autant l’étranger que l’environnement proche de sa mise en œuvre : elle fait nécessité d’inscrire l’ensemble de ses activités dans la prise en compte de cet environnement.

L’enjeu est par là même de faire entendre une parole, c’est-à-dire de restituer cette parole dans sa pertinence au mépris des guerre de communication. Il n’y a pas pire que la conviction d’être sorti de l’histoire ou des histoires au prix d’une dépossession de sa parole, il n’y a pas pire isolement que celui de sa parole. Les plus sombres ressentiments naissent d’une impression d’impuissance de la parole et de mise à l’écart des décisions par l’obsolescence de ce qui est dit. Cette restitution dans sa pertinence de la parole en passe par un rapport de confiance et d’hospitalité, de la même manière qu’elle oublie, néglige et se libère des injonctions identitaires : elle procède clairement d’un affranchissement de ces questions limitatives et captieuses, et fait du désir émancipateur un principe premier de l’université buissonnière au sein de laquelle le rapport au savoir s’organise en vertu non d’une essence (en tant qu’une place lui reviendrait, une classification au regard de ses qualités) mais au titre de sa fonction (en tant qu’il a nécessairement un rôle à jouer).

Une production d’œuvres en commun

La production d’œuvres donne son sens à l’université buissonnière : si ces œuvres naissent en bout de processus, c’est parce qu’en elles, à travers elles, ce processus trouve son sens. Il ne peut donc pas y avoir d’université buissonnière sans que son activité trouve sa concrétisation, laquelle en passe par toutes sortes de productions ayant en commun la volonté de sortir des catégorisations en genre ou en discipline, et donc cherchant à lier artistique et didactique : à s’affranchir de la contrainte de l’appareillage technique dédié à un objectif pour, renversant la perspective, proposer à tout un chacun un objet conçu sur un principe d’ouverture. Il s’agit de restituer au commun (ce qui est en commun, ce qu’il y a de commun) l’esthétique confisquée par l’excellence autoréférentielle, autoproclamée, des technocraties.

L’université buissonnière donne à voir, à entendre ou lire des œuvres rassemblées non pour simplement collectionner une diversité de formes (textes, ouvrages, films, documents vidéos ou sonores, lectures, théâtre, etc.), mais pour tâcher d’imaginer des formes inédites nées de leur rapprochement. L’université buissonnière se nourrit et nourrit ses acteurs de la mise en commun d’œuvres associées en raison de leur dépassement disciplinaire, donc de leur volonté de déjouer les codes admis, et de leur désir d’ouvrir l’horizon des expressions en affirmant la complémentarité des expressions intempestives, impures, inattendues. De la même manière, les œuvres issues du travail de l’université buissonnière, lors de leur « mise en public », ne se constituent pas seulement en tant que restitution d’un travail mais actualisent également, par le même mouvement, la participation du plus grand nombre à leur élaboration tout autant matérielle qu’intellectuelle.

L’université buissonnière cherche à proposer la rencontre avec des œuvres et des pensées déjà constituées, comme elle le fait avec des travaux méconnus ou inédits. Dès lors qu’elle doit prendre garde d’offrir à chaque fois une issue aux expressions nées des rencontres et du travail en son sein, l’université buissonnière a donc à penser d’abord à la mise en circulation des œuvres, voire à construire les modalités d’expérience en fonction des possibilités de diffusion. Il lui revient donc de veiller à la transmission de ses productions par tous les moyens qu’elle juge utiles et convenables, les plus récents comme les moins conventionnels.

Le travail qui s’engage est un travail de longue haleine. Il ne se résume pas à des événements ponctuels, à des coups d’éclat, mais se constitue au fil de l’élaboration commune, sur un temps long, continu, d’œuvres formant de par leur multitude et leur pluralité un événement.

 

 

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