Au moment même où les changements politiques des derniers mois, voire des dernières années, précipitent nos existences sur des voies improbables, les chercheurs et enseignants que nous sommes ont le sentiment de se trouver coupés d’une société dont ils sont pourtant à la fois observateurs et acteurs à temps plein. Le processus politique en cours vise le sens même du métier d’enseignant-chercheur et ne permet plus que son activité se suffise d’une production en chaîne d’articles et d’ouvrages à destination de son seul petit monde, de son ivory tower — de la bulle universitaire. Au vu des transformations qui s’imposent à la très fondamentale activité de transmission des savoirs, l’impossibilité de poursuivre ordinairement cette tâche est dorénavant un fait.
Nous nous sommes enthousiasmés pour notre métier. Parce que nous avons été animés de la conviction que notre travail, de par son cadre et sa pratique, ne pouvait qu’aider à la construction d’une société plus juste, fondée sur un « savoir » toujours à repenser, à reconstruire, à réélaborer. L’histoire et l’organisation de l’université avaient permis de fonder l’espoir d’une émancipation.
C’est cette émancipation qui ne paraît plus être à l’ordre du jour. L’effervescence aussi spontanée que désintéressée de la pensée à l’université laisse aujourd’hui place à une normalisation propre à l’engager sur le chemin de la compétition pour tous. La recherche incessante de financements, le savoir conçu comme « livrable » (ANR), le contrôle indéfini des doctorants, l’administration harassante des tâches et des enseignements qui s’y confondent, et maintenant le « suivi de carrière », sont autant de marqueurs de sa conversion managériale. À l’heure où paraît devoir se constituer un savoir soumis à des impératifs internes à son institution, il vient comme une évidence qu’il va falloir, pour obvier au repli sur soi, prendre le temps d’aller voir au dehors et tenter autre chose. Et penser aussi bien qu’il est bon de tout, ou presque, hasarder s’agissant de la diffusion des savoirs.
L’Université buissonnière, puisque c’est à la fois le nom et le sens que nous donnons à notre entreprise, se veut comme un moyen de ce renouveau-là. Elle reprend à son compte la notion de réseau social, et l’aborde en tant qu’alternative à l’électronisation des échanges au prisme des écrans. Parce qu’il s’agit d’en repasser par la rencontre des personnes, donc des attitudes et des voix, des gestes et de la parole, autant que des circonstances, c’est-à-dire à la croisée des lieux et des moments. Parce qu’il n’y a pas de savoir vivant qui s’exonère de la nécessité de la confrontation au tout-venant de l’expérience en commun, parce qu’il n’y a pas de commun qui ne doive au savoir en construction sa belle énergie. L’Université buissonnière, avisée du très possible étiolement du savoir, se veut un moyen d’y échapper. Par un dépaysement de la pratique en des lieux ouverts à la rencontre des personnes et des idées. Pour répondre, au moment même où la logique en cours tend à la clôture des individualités rivales, à la nécessité de se retrouver. Se retrouver pour faire du savoir un usage joyeusement intempestif.