Dans le chien-et-loup politique que nous traversons vaille que vaille

Dans le prolongement d’une réflexion politique collective au sein du collectif « faire commune », voici un texte écrit par Emile et Alain Hobé qui peut intéresser les amoureux de l’université buissonnière… n’hésitez pas à proposer vos textes. C’est libre et même recommandé!

« La gauche n’est pas une affaire de gouvernement. » C’est ce qu’en substance a déclaré un jour Gilles Deleuze, insistant sur la priorité donnée à la perception du lointain du monde, et supposant d’autre part, pour cette même gauche, la nécessité d’un devenir minoritaire (qui est tout sauf un désir de ne compter pour rien). Il avait raison, croyons-nous, quand bien même nous comprenons que cette affirmation puisse paraître à certaines et certains pour le moins discutable.

*

Or ce qui se passe aujourd’hui, c’est que cette réalité désormais en rencontre une autre qui la met à mal. Car ce qui nous gouverne aujourd’hui non seulement cherche à ruiner la possibilité de cette perception du monde et tourne en dérision tout devenir minoritaire, mais il compromet de surcroît la possibilité du discutable en question. L’air du temps politique en appelle au recentrement sur soi-même, incite expressément à voir midi et toutes les autres heures à sa porte, et dès lors assèche inexorablement les pensées soucieuses du monde avant soi. Ne pressent-on pas déjà que demain, dans ce pays, si rien n’est fait, se déclarer de gauche (ou progressiste, ou soucieux du bien commun, etc., comme on voudra) se présentera comme une gageure, même aux conditions posées par Deleuze. On ne pourra plus être de gauche sans l’être misérablement. C’est-à-dire sans devoir tristement renoncer à lier la pensée générale aux actes mineurs, faits pour pallier les manquements du pouvoir, auxquels un souci altruiste obligera de rester attaché.

Une temporalité nouvelle

Nous postulons en premier lieu que le devenir des dirigeants placés sous le contrôle de la finance internationale (et notre petit timonier du moment semble à ce titre exemplaire) est tendanciellement tyrannique. Il n’y a pas de politique que ces dirigeants-là puissent suivre qui n’en vienne, au final, à ruiner nos libertés. Tout le monde a bien compris que les exigences de la finance sont par nature inapaisables : leur avidité est productrice d’elle-même. Il s’ensuivra ce qui devra s’ensuivre au niveau politique. On l’a chaque jour un peu plus sous les yeux. La logique qui la mène est aveugle aux ravages écologiques et sociaux, psychologiques aussi, qu’elle induit — quand elle n’en est pas même à profiter du désarroi qu’elle sème à son passage. Au point de laisser penser qu’elle poursuit un but qui n’a plus rien à voir avec quelque bonheur commun que ce soit, trouvant plutôt son intérêt dans quelque chose ayant pour contrepartie le mal-être général. La gestion cafardeuse de la crise sanitaire trouve aussi son sens dans un objectif éco-politique générateur d’un partage d’affects tristes où pointe la culpabilité.

Peut-être aura-t-elle, cette crise sanitaire, rendu patent, pour un nombre croissant de gens, le mépris qu’affichent les gouvernants et leurs amis vis-à-vis du devenir partagé, commun, dont ils se prétendent les garants. Peut-être aura-t-elle, dans le sillage de la révolte des gilets jaunes, permis un éveil des consciences contre cette forme de condescendance à l’égard de la population, mettant au jour la volonté de la contraindre aux conditions d’exercice d’un pouvoir toujours plus invasif. La donne, en cette matière, aura sans doute un peu changé. Espérons-le. Sachant que cet espoir, pour l’heure, perdure en sa fragilité devant l’acharnement d’une politique qui cherche à tous les confisquer. Et qu’il n’est pas si évident que la crise, sous l’aspect de parenthèse lugubre que ce pouvoir peut lui donner, soit le moment d’un éveil à des possibles insoupçonnés.

Car ce qui se met en place vise à fragiliser toute conscience politique. Qui en douterait. Pas une des déclarations de nos dirigeants qui ne vise à nous déboussoler. Pas une de ses décisions qui ne vise à nous faire perdre la main. C’est une dynamique redoutable. Elle jette les bases de sa large expansion par le même mouvement qu’elle avance et prospère. Elle y réussit d’autant mieux qu’on remet à plus tard les décisions de s’y opposer farouchement, et l’on réussit d’autant moins à s’opposer à cette dynamique qu’elle met en place, au fil de son évolution, les moyens de son développement. Dans le cas présent : les approximations quand ce ne sont pas les mensonges par le gouvernement lui-même, mais aussi la multiplication des tribunes où la parole est dévoyée, sont autant de moyens de nous désorienter. Donc de nous porter au-devant de ce qu’un commentateur avait judicieusement appelé « la dissociété » — sous couvert de défense des libertés, il va sans dire. C’est par le désarroi, par un trouble annonçant une démonétisation du savoir, que ce pouvoir est disposé à s’attirer les bonnes grâces, en forme de passivité, d’une population désœuvrée. Parce qu’il ne s’agira bientôt plus, pour lui, que de perdre la population pour mieux l’amener à résipiscence.

Tout ceci fait que nous voilà tous poussés dans une temporalité nouvelle. Car désormais le temps presse. Et chaque crise en accentue davantage l’évidence. Il s’engage une course contre la montre au moment même où le pouvoir a pris le parti de jeter le trouble dans la population pour mieux la manœuvrer, et l’amener à accepter l’inacceptable — voire la conduire à préférer les joies de l’aveuglement sur les malheurs du monde, gagées sur de vagues plaisirs décompensateurs, au souci d’un bonheur commun présenté comme inaccessible. La résignation rieuse : c’est ce que le pouvoir, tout le pouvoir, cherche à susciter chez la population. Quand bien même cette résignation jouisseuse serait inassumable et prédisposerait au malaise, à la mélancolie chronique. Et peut-être bien pour cette raison précise qu’elle affecte douloureusement des esprits qui ne sont jamais préparés à cette économie des plaisirs frelatés nés de l’opportunisme sans freins.

Un paysage de défaite

Nous ne pouvons plus guère attendre. Dès lors que le pouvoir a entrepris non seulement de liquider les conquis sociaux, voire de travestir les acquis institutionnels hérités de la Révolution, portant à maturité une sorte d’ancien régime, mais également de briser les ressorts à la fois physiques et moraux qui permettraient de s’élever contre ce désastre, il faut se rendre à cette évidence-là. Nous sommes aujourd’hui sans défense, et rien ne dit que nous ayons encore pour nous la force du nombre qu’on croyait être la nôtre. À dire vrai, tout en fait douter. Nous ne voyons rien, dans notre quotidien, qui puisse amener à penser qu’un grand désir d’émancipation collective ait possiblement gagné les esprits d’aujourd’hui. Ni même qu’il fasse, en quelque manière que ce soit, question pour bon nombre de nos contemporains. Le quotidien de nos interactions laisse même penser que le cours de l’émancipation a durement chuté. Bien sûr, des initiatives voient le jour, courageuses, ambitieuses souvent, qu’il faut porter au crédit d’un admirable refus de se résigner. Mais nous ne pouvons pas pour autant faire comme si le pouvoir, en sa grande puissance, ne pouvait pas détruire une à une les entreprises allant à l’encontre de ses intérêts. Sa finance a tout accaparé. Sa police est hyperpuissante. Et la lutte frontale engagée contre l’une et l’autre sera dramatiquement asymétrique. Pour ne pas dire toujours déjà perdue.

Le monde des possédants ne cédera rien. Des miettes, au mieux, pour éviter un grand drame immédiat. Mais il ne supportera pas que soit durablement remise en cause sa prééminence. Il ne le pourra pas. Le fameux TINA valait sans doute aussi pour lui dans la pensée des pionniers de sa politique. Car sa logique est celle de la martingale, il ne peut se permettre ni ne peut accepter la suspension de ses prérogatives. Rien ne le fera dévier de son chemin, même l’éventualité de conflits désastreux. D’autant qu’il est armé. Qu’il n’hésitera pas si nécessaire à faire usage de ses armes. À faire feu, au besoin. Les possédants contemporains n’ont pas beaucoup changé depuis l’époque où leurs soldats tiraient sur les mineurs récalcitrants de Fourmies en 1891. Leurs intérêts sont les mêmes, et la peur de tout perdre en moins de temps qu’il n’en faut pour tirer sur la foule est pour les mêmes motifs inchangée. Comment ne pas voir que de notre côté, désarmés par le pouvoir qui, lui, détient des armes auxquelles nos esprits ne sont nullement acclimatés, nous ne sommes aucunement prêts à supporter le coût d’un tel conflit. Nous aurions bien du mal à nous imaginer la violence des combats auxquels pousserait un pouvoir placé devant l’hostilité d’une opposition liguée dans le désir de sa destitution. Nous aurions bien du mal à voir nos amis, nos frères et sœurs, ou nos enfants puisque ce sont eux qui trinquent en pareil cas, mis en joue par les gardiens de l’ordre en tenue de clone. C’est cette perspective odieuse, en second rideau, qui entre en jeu dans le rapport de soumission à la brutalité d’une politique qui, sans avoir à le dire, perdure à la faveur de ce chantage à des deuils insoutenables. C’est elle qui porte à transiger sur des réformes moins cruelles en somme, moins douloureuses, que la guerre menée par un pouvoir prêt à tout pour ne pas renoncer.

Comment ne pas s’avouer que personne n’a l’envie de savoir ses proches engagés dans un conflit dont le caractère meurtrier forme un moyen de dissuasion. Car une peur est là, dont pas grand-monde n’entend parler. Qui fait que la passivité l’emporte. Et qui devrait faire réfléchir avant de se lancer dans des incantations au soulèvement dont, par ailleurs, il est tout de suite très clair pour tout le monde qu’elles n’iront pas beaucoup plus loin que les pas du trépignement qu’elles occasionnent. Au point d’abandonner tout le monde dans sa révolte et ses airs de bravaches admonestant le pouvoir sur la ligne de départ du grand soir en regardant de tous côtés, avec en tête la question qui annihile les meilleures volontés d’en découdre : « Qui commence ? » On aurait dû compter les fois où s’est entendu dire : « Ça va péter », lors même que rien n’aura craqué puisque le « ça » n’aura jamais vraiment bougé. Car de ce « ça », précisément, il n’est jamais rien dit. Rien en tout cas qui laisserait penser qu’on l’aura ébranlé. Qu’on pourrait, sans risquer pour sa vie, s’aventurer à l’assaillir, le chahuter, le dérégler en vue d’un grand chambardement.

Comment ne pas s’en aviser, fût-ce pour le déplorer douloureusement : ce paysage est celui d’une défaite, qui fait voir ce qu’il en est de la colonisation des espaces réels et figurés qui l’a suivie par les esprits retors du « capitalisme absolu » comme dit Rancière. Et quand bien même cette défaite n’est pas totale, ni n’est définitive, quand bien même l’histoire est loin d’être finie, la dénégation de cette réalité précise est propre à faire perdre beaucoup de temps, quand tout invite à se rendre à l’évidence du fait que nous n’avons pas pour l’instant, de ce côté-là, les moyens de créer un rapport de force. Au vu de ce que nous inflige un pouvoir particulièrement virulent depuis plusieurs années maintenant, nous devrions l’avoir créé, et en notre très large faveur. Il n’en est rien, et le moment est peut-être maintenant venu de regarder les choses en face et de dresser le constat lucide d’un insuccès qui doit nous interroger. Et non pas être l’occasion de relancer la machine à croire en nos capacités à faire front à ce pouvoir omnipotent. Le point de vue, certes, n’est pas des plus confortables. Il prêterait même, sans doute, à un début de pyrrhonisme. Mais il n’en est pas moins prometteur d’inédits politiques. Car ce point de départ-là n’en appelle pas à la foi mais prend pied dans la réalité crue des données du moment. Cinglante, sans doute, la réalité, mais donnant lieu à l’examen sans concession de ce qui nous arrive. Un examen sans angélisme et propre à ne pas se hausser du rêve bleu d’un grand désir déjà constitué.

Le déconfinement, comme tant d’autres séquences avant lui, aura mis à l’épreuve les convictions de certains quant à l’avènement d’un temps d’après rompant avec celui d’avant. C’est même une rengaine, et pour tout dire lassante. On ne compte plus les « Rien ne sera comme avant », comme on fait maintenant la sourde oreille aux « Plus jamais ça » depuis la première fois, pour nous, avec la mort de Malik Oussékine. Quelque chose d’une auto-persuasion à tonalité dépressive, en tous points désarmante, résonne dans cette volonté de ne pas désespérer Nation-République ou Denfert-Invalides. Car on ne peut plus en douter désormais : la machine à désirs capitalistes est puissante, et son histoire est désormais longue. Elle a permis déjà que s’installent dans les consciences, et dans les corps aussi, les habitudes auxquelles on ne renoncera pas sans mal. En tout cas pas sans que quelque chose d’autre, au moins aussi puissant, fasse entendre à sa place ce qui dans les esprits résonne à la façon d’une immense promesse.

Le principe opposable

Ce qui nous gouverne, au-delà de son actuelle incarnation dans un homme entouré de ses collaborateurs dévoués, est là pour un moment encore, il tient encore debout. Sa vigueur, il la doit pour une bonne part à un demi-siècle de formation des esprits à l’école du monde néolibéral. Les pré-requis de ce monde-là sont dans les têtes. Il ne faudrait pas chercher bien loin pour découvrir en quel degré de compromis, sinon de compromission, nous en sommes, toutes et tous, avec ce système par ailleurs honni, et ceci sans même aller jusqu’à considérer l’implication de tous qu’appelle la division du travail où, pour le coup, la réalité se montre particulièrement cruelle. Frédéric Lordon le rappelle avec justesse. Les résistants du moment ne pourront pas sacrifier ce qui leur fait endurer les sacrifices antérieurs, durement consentis, sans sombrer tout à fait. De surcroît, beaucoup croient pouvoir longtemps contester un ordre qu’ils sont, de par leur position et les prérogatives nouvelles qui leur sont imposées, en charge de servir. Ils ne se figurent pas assez à quel point ils sont les employés d’une institution qui, au train où vont les choses, pourra demain les mettre à pied au motif de leur trop grande insoumission. L’offensive contre l’université émancipatrice devrait faire se dresser la majorité des oreilles, or visiblement ce n’est pas trop le cas. Il y a une sorte de force d’inertie de la pensée, alors même que tout laisse imaginer que, réfractaires à l’ordre dominant, nous ne sommes que tolérés pour la simple raison qu’on produit, pour le moment, davantage de pacification sociale qu’on ne sape les bien-fondés du régime.

Cette inertie, on peut la comprendre. Une révolution, puisque c’est de cela qu’il s’agit, n’est pas une mince affaire. D’autant moins qu’elle aura face à elle une caste armée dont les enjeux vitaux seront menacés. Et qu’il faudra, pour cette révolution, compter avec l’engagement de populations installées depuis longtemps maintenant dans la paix, même relative. C’est-à-dire dans l’éloignement du possible de la mort violente à teneur, disons-le, sacrificielle. À la mort de Rémi Fraisse, le préfet local avait déploré qu’on puisse encore aujourd’hui « mourir pour des idées » (c’est à Brassens qu’on pense ici, à sa très remarquable et cependant très problématique chanson). Car il se trouve, et qui le contesterait, que personne ne veut mourir pour des idées, et moins encore, comme on l’a dit déjà, voir disparaître ses enfants dans la nuit de ces combats-là, qui sont sans merci. Toute violence, et on le comprend bien, est vécue comme un traumatisme. Or si commencement de grand soir il y a, la probabilité est forte que la réaction qui s’ensuivra fera passer la répression des gilets jaunes pour un doux moment d’expression policière. Osera-t-on affronter ne serait-ce que le commencement de cette perspective ?

Savons-nous combien nous sommes ? Non, nous ne le savons pas. Nous ne pouvons pas le savoir. Nous ne pouvons que le conjecturer. Nous ne pouvons que croire que si nous ne le sommes pas encore assez, nous le serons bien davantage demain. Parce que pour l’heure, nous avons tout lieu de croire que, pour nombreux qu’on puisse être, on ne l’est pas au point de pouvoir s’estimer en mesure de ne pouvoir compter que sur nous. Et puis rien ne dit que les colères, même si elles sont nombreuses, s’agrégeront autour de notre envie de les voir converger. Car si les temps sont sans doute à l’exaspération, ils n’en sont pas moins à la tentation régressive. Et cela d’autant que tout un environnement, notamment médiatique, notamment télévisuel, pousse assidûment pour un repli sur soi. Pour une inclination tendre à s’émouvoir de la beauté de nos petits villages à l’écart des cités malfamées. La basse continue d’un retour à la terre qui ne ment pas s’y fait entendre en toute discrétion. Disons-le : pour celle ou celui qui se tient loin du flux qu’entretient continuellement la machine à désirer le pire qu’est la télé, l’exposition même furtive à son discours est une épreuve. Une exposition douloureuse à ce discours qu’on voit malignement chercher à façonner les esprits. Or cette machine est dans tous les salons du pays, ou presque. Et nous ne sommes pas loin de penser, pas loin du tout, qu’en vertu de la nécessité de tout revoir de l’ordre en place, un pareil instrument devrait tout naturellement trouver place au sein du lieu convenant à l’expression de sa vanité sans grâce : la déchetterie. Nous ne sommes pas loin de penser non plus qu’un tel geste, au regard de l’addiction que la télé suppose de part et d’autre de l’écran, pourrait constituer un signe de rupture avec le monde d’avant dont elle est un rouage essentiel.

Le seul principe opposable à l’exaspération des opportunismes débridés et des rivalités sans fin est évidemment celui du commun, ou des communs. Chacun le sait. Même si l’impression nous vient qu’il s’agit quelquefois par ces mots d’en escamoter un autre, celui de communisme, décidément difficile à prononcer. Donc de prendre ses distances avec une « hypothèse communiste », selon l’expression d’Alain Badiou, toujours prompte à effaroucher. Car on ne mesure peut-être pas toujours assez en quelle détestation est tenu l’idée de communisme. Son nom seul fait fuir (à notre avis, bien plus que celui d’anarchisme, par exemple, dont on perçoit, par le biais libertarien, comment il peut être détourné par le pouvoir qui le déteste), y compris parfois ceux qui ont eu à profiter des bienfaits de ce que cette idée-là peut donner de plus tangible. Il se pourrait fort, d’ailleurs, que le communisme soit mis à l’index d’abord pour cette raison-là : ceux qui le réprouvent, ou ceux auxquels on a appris qu’il fallait le redouter, y perçoivent encore un ressort du possible politique. Et rien n’est négligé par le pouvoir pour empêcher que cette hypothèse revienne, et fasse souche à nouveau. Tant et si bien que l’hypothèse a priori plus acceptable de l’élaboration d’un commun s’en voit à son tour affectée. Dans le quotidien de nos fréquentations en pays rural, nous ne rencontrons personne en vérité dont la notion retienne aisément l’attention. Nous aimerions ne pas avoir à le dire, mais le legs du communisme est proprement irrecevable, et le travail de reconstruction de l’idée d’un commun possible n’est qu’à peine entamé. Ce n’est pas beaucoup mieux qu’une jachère, aussi prometteuse qu’elle soit, qui s’offre aux regards des réfractaires au monde tel qu’il est censé leur échoir.

Une dynamique nouvelle

Les institutions sont à ce point viciées et les pouvoirs à ce point verrouillés qu’il se pourrait bien que le régime actuel trouve à se voir reconduit dans deux ans. Quelle qu’en soit la tête d’affiche. Une telle perspective est pour le moins déprimante, terrifiante à maints égards. Elle ne peut laisser personne indifférent dans le camp de l’émancipation, à moins de verser dans un fatalisme mâtiné de cynisme. Et cet horizon-là, menaçant, s’impose à la pensée pour peu qu’on ne s’imagine pas qu’autre chose advienne d’ici là, qui viendrait chambouler cet ordre du jour présent. Quelque chose comme une apparition dans le chien-et-loup politique qu’en pénitents nous traversons vaille que vaille.

Nous partons de loin. Le camp émancipateur aura été dernièrement atteint par au moins trois quinquennats de démolition systématique des conditions de son expression. Car aujourd’hui, la fameuse formule : « Ils ont les millions, nous sommes les millions », n’a peut-être pas la solidité que sa tournure syntaxique laisse supposer. Les millions détenus par les possédants se sont multipliés, et nous allons en rangs dispersés. Nous gagnerions sans doute à nous figurer une autre réalité, moins joviale et néanmoins plus propre à s’éviter les faux-semblants : ils ont les millions de milliards, et nous sommes divisés. Sans compter qu’il est aussi fait abstraction, dans cet appel au nombre, de la multitude de celles et ceux que l’extrême droite emporte dans le flux de ses ressentiments ravageurs, dont les rangs sont, eux, unis dans la même ferveur réactionnaire.

« Adhérer à la démocratie au sens fort suppose de l’effectuer, c’est-à-dire de prendre parti sans garantie de victoire. » Cette phrase de Samuel Hayat dans Démocratie, paru aux éditions Anamosa, résume avec justesse ce que nous voulons dire ici. À savoir que c’est dans l’exercice démocratique que la démocratie se fait. Car la démocratie n’est pas un état de fait qui nous échoit : c’est dans la dynamique de sa pratique qu’elle trouve une forme qui n’est jamais définitive ni n’est l’apanage de quelques-uns, fussent-ils une majorité. Parce qu’il n’y a rien qui retienne autant l’attention puis l’intérêt que ce qui responsabilise ceux qui interviennent, à quelque degré que ce soit. Et puis parce qu’il n’y aura rien à opposer à ce qui nous prépare des lendemains affreux qui ne sera massif. Pour les raisons que nous avons abordées plus haut, qui regardent la temporalité qui nous est infligée, la dynamique régressive à laquelle dispose un pouvoir dévoyé, l’incertitude du nombre, la gravité de l’atteinte portée au corps social, ou bien encore la question écologique, etc.

Rien n’évoluera si ne s’associent pas toutes les volontés désireuses de ce qui n’est pas qu’un changement mais qui consiste en un profond bouleversement. Nous pensons évidemment aux gilets jaunes, ainsi qu’à toutes celles et tous ceux croisés dans les mouvements sociaux de naguère et de jadis. Là comme ailleurs, des femmes et des hommes ont entrepris de s’emparer de la chose politique afin de pouvoir « effectuer » la démocratie retrouvée. On les a vus constituer une force latente, tout près de s’agréger autour d’idées puissantes renouant avec un idéal propre à subordonner à ses impératifs ceux de l’économie concurrentielle.

Il n’en est pas moins vrai que les débats s’enliseront sans réponse à cette question que trop peu de monde pose ou se pose : comment l’opposition représentée par ces volontés agrégées conçoit-elle de prendre le pouvoir ? Quelles ressources a-t-elle à sa disposition pour ne pas voir ses intentions ramenées à des velléités de matamore ? Le régime ne tombera pas de lui-même, nous savons sa capacité de résilience, et l’impression vient immanquablement qu’il faudra bien l’aider un peu dans l’effort vers sa chute. Or ce mouvement ne s’initiera pas sans la participation de la population dans sa part la plus grande : des millions, c’est ce qu’il conviendra d’être pour espérer vaincre ce pouvoir, qui d’ailleurs le sait bien (lui qui n’a de cesse que ses opposants s’opposent entre eux). La seule convergence des engagements ne suffira pas à rallier les volontés qu’il nous faut rassembler dans un très vaste élan. Appeler voire exhorter au refus, à la lutte, à l’union, n’implique à notre avis que trop modérément dans le processus politique, et n’engage pas suffisamment à déterminer à la fois les motifs et les moyens de cette volonté-là. Ne doit-on pas considérer plutôt qu’il y a nécessité, non pas de gagner par le discours l’adhésion du grand nombre, mais d’éveiller chez lui l’envie de prendre part à des débats dans la mesure où quelque chose s’y passe et où ce qui s’y passe est à la fois grisant et prometteur. Ce qui revient à dire : créer les conditions de possibilité d’un investissement global chez les premiers concernés par la politique qui acquiert, de par cet investissement, sa forme au moment même où elle est pratiquée.

Se regrouper est sans conteste nécessaire, et désirable aussi. Mais rien ne sera concevable sans faire intervenir celles et ceux que, jusque-là, ces idées (propositions, initiatives, résolutions, etc.) laissaient de glace. Et si nous pensons leur rôle à ce point décisif, c’est qu’elles sont propres à déterminer le cadre au sein duquel œuvrer dans le dessaisissement des différends et des malentendus. Parce qu’elles ont en commun, ces idées, déjà, de pouvoir former le champ de réflexion propice aux débats constructifs qu’innerve une envie partagée d’un monde autrement habitable. Et parce qu’elles sont également ce que la logique qui gouverne veut abattre (pour ne lui substituer que ce qui ne fait pas autrement penser qu’en termes utilitaristes ou en formules chiffrées).

Nous n’avons guère d’autre choix que celui d’une dynamique nouvelle qui renouera d’une certaine manière avec cette belle incitation de 68 : mettre l’imagination au pouvoir. Ou, si l’on préfère, mettre l’imagination en pouvoir de substituer à la laideur du monde des possédants actuels une beauté née des contributions singulières et communes à la fois. Faire entendre et voir une certaine poésie de l’existence, au-delà des textes relatant les luttes passées, pour la raison que le néolibéralisme est démonétiseur de toute poésie (car nous tenons pour décisif ce point aveugle du parachèvement néolibéral du capitalisme : une désertification du poétique, sous la forme de son recyclage en futilités consommables). Un ami récemment décédé en faisait la remarque : ce que le capitalisme produit pour nous, gens de peu ou de pas de fortune, est laid. Nous pourrions ajouter : ce que ce monde-là cherche à faire de nous-mêmes est laid (des cupides, des soupçonneux, des jaloux, etc.). Ce qui n’est pas laid, ce que nous gardons de beau, est ce que nous arrachons à la volonté du pouvoir de nous voir avilis. C’était déjà ce qui se retrouvait dans le programme « Les Jours heureux », dont nous pensons que la popularité, encore aujourd’hui, réside dans cette tonalité d’un retour au beau des choses simples qui s’y entend. Comme on aura pu voir dans les grands mouvements de l’histoire toujours cette exigence de revenir à une estime de soi. Tandis qu’il faut être moche, infect même parfois, dans le monde des gagnants, même avec un sourire très télévisuel, très publicitaire. Il faut endosser une laideur morale conscientisée pour prendre part aux joies du monde des managers, et se penser compétitif, ou bien opportuniste, et même égocentrique, et froid calculateur : une laideur obligée que ce monde veut nous voir partager. Alors qu’il est possible (évidemment, mais le pouvoir nous le fait oublier) de ne pas être ces individus de la convoitise et du soupçon porté sur tout ce qui ne partage pas leurs intérêts. Alors qu’il est possible d’être belles et beaux vu qu’on n’a pas cessé de pouvoir l’être… et de l’être dans la vérité de ce que nous devenons.

Émile et Alain Hobé

mai 2020

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